OEIL
Journées d’Etudes
“La Lecture, une pratique impensable ?”de
nov 2003
N°6
Communication de Claude BURGELIN
La lecture, une pratique impensable
« Je ne sais pas s’il faut avoir une doctrine sur la lecture,
je ne sais pas si la lecture n’est pas constitutivement un champ
pluriel de pratiques dispersées, d’effets irréductibles
et si, par conséquent, la lecture de la lecture, la méta-lecture
n’est pas en elle-même rien d’autre qu’un éclat
d’idées, de craintes, de désirs, de jouissance, d’oppression,
dont il convient de parler au coup par coup. »
Un champ pluriel de pratiques dispersées… Il est impossible
d’avoir une réflexion sur la lecture qui ne soit pas flottante
et hétéroclite, dit en substance Roland Barthes. L’université,
prolixe sur l’écriture, habile à en démonter,
telle une horlogère, rouages et structures, s’est continûment
dérobée devant la lecture. Il entre tant d’effets
de variance, de niveau, de rupture, d’entremêlement dans l’acte
de lire que son étude résiste à toute organisation
intellectuelle. L’université aime l’ordre dans la pensée
; ici seul règne l’ordre de dispersion.
Le fromage de Perec, le bikini de Le Clézio, le cendrier de Calvino
Illustrons le propos avec trois instantanés dérobés
à Perec, Le Clézio et Calvino. D’abord un extrait
de « Lire : esquisse socio-physiologique », tiré de
Penser/classer : « Il y a une bonne dizaine d’années,
je dînais avec quelques amis dans un petit restaurant (…)
; à une autre table, dînait un philosophe déjà
justement réputé ; il lisait seul, tout en lisant un texte
ronéotypé qui était vraisemblablement une thèse.
Il lisait entre chaque plat, et souvent même entre chaque bouchée,
et nous nous sommes demandé, mes compagnons et moi, comment ça
se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait
le fromage : une bouchée, un concept, une bouchée, un concept…
Comment est-ce que ça se mâchait, un concept, comment est-ce
que ça s’ingurgitait, comment ça se digérait
? Et comment pouvait-on rendre compte de l’effet de cette double
nourriture, comment le décrire, comment le mesurer ? »
Même regard perplexe et rêveur chez Le Clézio sur les
discontinuités, continuités et contiguïtés de
la lecture : « Vous pouvez lire aussi vautré sur une plage.
Vous mettez des lunettes noires, à cause de la réverbération
du soleil, et vous vous étendez à plat ventre sur le sable
ou les galets. Quand il fait chaud, vous allez jusqu’à la
mer et vous vous baignez. Cela vous permet de reprendre le livre en ayant
oublié ce que vous venez de lire, ce qui n’est jamais mauvais
quand il s’agit de littérature. Le livre est là, comme
un objet au milieu de la vie, pas plus lisible ni plus durable que ce
qui vous entoure. Une femme en bikini passe devant vous, et vous la regardez.
Puis vous retournez vers ce qui est écrit, et c’est comme
si, au milieu de l’histoire, il y avait vraiment eu cette femme
en bikini qui traversait . »
Et on se souvient des conseils prodigués au futur lecteur de Si
par une nuit d’hiver un voyageur. Lire, c’est d’abord
constituer un environnement, bâtir son nid, se préparer à
y lover son corps, se donner, comme on accorde un violon, les meilleures
conditions pour son confort et sa qualité de perception : «
Allonge les jambes, pose les pieds sur un coussin, sur deux coussins,
sur le bras du canapé, sur les oreilles du fauteuil, sur la table
à thé, sur le bureau, le piano, la mappemonde. Mais, d’abord,
ôte tes chaussures si tu veux rester les pieds levés ; sinon,
remets-les. (…) Règle la lumière de façon à
ne pas te fatiguer la vue. Fais le tout de suite, car dès que tu
seras plongé dans la lecture, il n’y aura plus moyen de te
faire bouger. (…) Essaie de prévoir dès maintenant
tout ce qui peut t’éviter d’interrompre ta lecture.
Si tu fumes : les cigarettes, le cendrier, à portée de main.
»
Lire, est-ce s’abstraire du fauteuil, des pieds levés et
de la cigarette ou au contraire le moment où on jouit pleinement
de cet abandon aux menus plaisirs du délassement ? Il y a toujours
un aspect gentiment schizophrène, en tout cas un tant soit peu
dissocié, de la lecture : vous êtes là sans y être.
Vous êtes au milieu des autres en train de lire le nouveau roman
d’Italo Calvino et vous n’êtes pas là. Avec les
autres et loin des autres, préférant la sécession
personnelle avec Calvino à leur fréquentation.
Éléments discrets d’une érotologie de la lecture
Je vais proposer un étoilement de remarques, souvent prises au
piège de leurs propres contradictions. Je serai amené à
sans cesse nier ce que j’affirme et réciproquement au fil
de notations approximatives. Manquera à mon propos la dispositio,
l’avancée constructive des idées : la situation de
lecture vient sans cesse bouleverser le jeu des positions et dispositions
internes.
D’abord, cette évidence. La lecture est une activité
érotiquement très investie. Ce qui bien sûr contribue
à la rendre difficile à cerner, tant il est malaisé
d’avoir un rapport distancié à ses propres pratiques
ou rituels de lecture. Érotisation méconnue ou refoulée
: lire est aussi une sublimation. Toute incitation à lire ou à
faire lire vient faire intrusion (habilement ? malencontreusement ?) dans
cette économie érotique et archaïque en général
jalousement protégée.
Lire semble peut-être une activité passive de pantouflard.
C’est aussi une expérience du corps triomphant. On plonge
dans un livre, le corps en élation. On s’y enfonce, on s’y
précipite… Alors que mon corps est souvent pendant la lecture
en régime semi-nocturne, dans un curieux état entre vigilance
de la pensée et accueil progressif du sommeil, dans la paix des
organes, mon corps imaginaire peut se trouver partir, triomphal, dans
Dieu sait quelle conquête, dans toutes les hardiesses du corps et
de l’esprit. Parce que mon corps gît presque immobile sous
la couette, je peux être pleinement ailleurs, prêt à
toutes les motricités ou mobilités. Comme dans le rêve
?
On lit avec sa bouche. Avec ses dents, sa mâchoire, sa langue. Tous
ces livres qu’on dévore, avale, engloutit, savoure. Toutes
ces histoires auxquelles on a mordu. Le lecteur retrouve avec cette oralité
aux connotations souvent archaïques, un rien animales et vaguement
cannibales, cette vitalité pulsionnelle forte dont justement, pelotonné
dans son fauteuil, il croit s’écarter.
En même temps que s’assouvit cette bouche presque devenue
gueule, seul l’œil paraît requérir l’attention,
lui qui est le plus froid et le plus distanciant de nos sens, dont l’action
sert à désigner les opérations de l’esprit
(voir, considérer, observer, etc.). Mais il a beau sembler n’être
requis que par la succession noire des lignes, toutes sortes de captures
le sollicitent : « Le désir de voir est patent dans la lecture
», note André Green. « La couverture, la reliure d’un
livre est son habit. (…) Nous entrons dans la librairie " pour
jeter un coup d’œil " »… « Qu’est-ce
qui nous pousse à lire ? La recherche d’un plaisir par l’introjection
visuelle qui satisfait une curiosité. » poursuit-il. Cette
curiosité se mêle à « un plaisir pris par/avec
le regard ». Green oppose ainsi la « scoptophilie »
sensuelle, flirtant avec l’illicite, et l’ « épistémophilie
», plus abstraite et intellectualisée. Lire relèverait
donc d’un « voyeurisme », alors même que l’écriture
« suppose l’absence de représentation ». Mais
plus je lis, plus je vois et plus des images se forment en moi. Je vois
le texte, je vois dans le texte et le texte me voit, me donne à
voir à la fois en lui et en moi. Je suis ainsi un voyeur vu par
le texte, un voyeur actif et passif. Le « qu’as-tu à
me montrer ? », demandé par le lecteur à l’écrivain,
se transforme vite en un « qu’as-tu à montrer de moi
? » Jeux de regards et de dévoilement pris dans une relance
à l’infini.
La relation entre activité et passivité dans l’acte
de lecture est très difficile à penser. À la fois,
je subis, je me soumets à ce que me dicte le texte et j’agis,
je construis, mon imaginaire s’empare d’un matériau
et le façonne. Le texte m’impose sa lettre, sa loi, sa contrainte.
Le narrateur me conduit là où il veut que j’aille
et c’est ce que, docile en apparence, je lui demande. En même
temps, je m’insurge, je divague, j’omets de lire quelques
mots, je rêvasse au lieu de déchiffrer. Je sais avoir le
pouvoir de planter là l’histoire contée à tout
instant. Cette marquise dont l’auteur m’assure qu’elle
sortit à cinq heures, reste celle que modèle tout aussitôt
mon fantasme. La lecture paraît me proposer ou m’imposer des
postures de soumission, d’accueil, que viennent contredire des conduites
virtuelles d’opposition ou d’écart diversement agressives.
« La lecture ne déborde pas la structure ; elle lui est soumise
: elle en a besoin, elle la respecte ; mais elle la pervertit. »
Du pas de côté à la déviance, du dévoiement
à la perversion, innombrables sont les chemins de traverse ou les
sentiers obliques qu’emprunte le lecteur, pour quelques pas ou de
plus sinueux parcours. Fantaisie, erreur, voire contresens : le lecteur
est toujours à quelque degré impertinent. Oscillant d’un
niveau de lecture à un autre, s’égarant dans le champ
infini des connotations, laissant filer le sens, comme en une hémorragie,
ou au contraire le laissant proliférer ou déborder. Ces
lectures en léger tangage, en attention flottante, dans la mesure
même où elles décollent de ce qu’aurait de trop
captant la lettre du texte, ne sont pas nécessairement les moins
inspirées. On peut lire en obsessionnel (fétichiste de la
lettre et soucieux de ne rien perdre). On peut lire en hystérique
(tout au plaisir des connotations et des jeux identitaires). Et passer
selon l’humeur et le moment, d’un mode de lecture à
un autre.
Roland Barthes, à partir de l’évocation que fait le
Narrateur proustien de la « petite pièce sentant l’iris
», où il s’enferme pour les occupations qui réclament
« une inviolable solitude » (« la lecture, la rêverie,
les larmes et la volupté »), en vient à rapprocher
le lecteur du sujet amoureux et du sujet mystique. Chacun d’eux
éprouve le besoin du retrait de la réalité, du désinvestissement
du monde. Lire, c’est faire sécession, c’est s’abstraire
– à peine ou intensément – du monde extérieur
pour s’abandonner à la douce tyrannie de l’imaginaire.
Alors que l’environnement social m’entoure (lecteur du train
ou du métro…), je me libère de ce qu’a de trop
intrusif la présence d’autrui, je me réapproprie autrement
le monde en cet isolement volontaire.
Roland Barthes ajoute : « Le second trait dont est constituée
la lecture désirante – c’est ce que nous dit explicitement
l’épisode du cabinet – c’est celui-ci : dans
la lecture, tous les émois du corps sont là, mélangés,
roulés : la fascination, la vacance, la douleur, la volupté
; la lecture produit un corps bouleversé, mais non morcelé
(sans quoi la lecture ne relèverait pas de l’Imaginaire).
» Ce serait donc presque une pratique borderline, où le sujet
lisant frôlant le refus de réalité, se risquerait
aux émotions les plus diverses du corps ou de l’intelligence
tout en ne connaissant que le calme, s’abandonnerait à toutes
sortes d’excitations psychiques ou mentales sans pourtant les laisser
s’exprimer. Dans cette disponibilité silencieuse au texte,
ce repli des paupières vers l’intimité et l’intériorité
(si souvent illustré par la peinture), le corps est souterrainement
présent, intensément mobile. Parce que devient possible
un désordre des émotions, une nouvelle intrication des affects
ou des pensées, le lecteur se connaît ou se reconnaît,
pour quelques minutes ou pour la vie, autre, ouvert à des virtualités
de lui-même qu’il sent ainsi dépliées, déroulées,
autrement emmêlées. Le temps de la lecture, Madame Bovary,
c’est moi, comme Homais, Léon ou Charles sont aussi «
moi ». Un « moi » que je mets tout aussitôt à
distance, ouvrant ainsi une scène dédoublée à
mon imaginaire : j’y suis et je n’y suis pas ; Madame Bovary,
ce n’est pas moi. Et la scène s’agrandit encore davantage
si, derrière le personnage, se profile l’auteur : Madame
Bovary, c’est à la fois Flaubert et moi. Dans quelles superpositions,
dans quels jeux de l’imaginaire ?
La lecture vient toucher à l’intime. Paradoxe apparent :
ce qui est le plus à distance des autres en est aussi le plus proche.
« Ce qui m’est le plus intime, cela qui échappe aux
mots est aussi l’intimité même de l’autre »
(Georges-Arthur Goldschmidt). Lisant à l’écart, je
me protège d’autrui. Mais ce for intérieur qu’on
fantasme forteresse close et intimité indicible, le voici ouvert,
déplacé ou transpercé par ce que je lis. Je suis
infiniment reconnaissant à la littérature de venir mettre
des mots, des images, des traductions sur ce que je ne savais pas, ce
que je ne pensais pas encore, ce que je ne savais pas encore que je le
pensais (et que je peux dorénavant partager avec d’autres
?).
La lecture est ce moment tout à soi où on est tout à
l’autre. C’est, d’une certaine façon, une expérience
de l’amour de soi, d’un parcours dans sa sauvagerie intime.
Ce détour se révèle stratégie pour accueillir
ces mots ou ces récits des autres venant me cerner ou me parler
autrement que sur les scènes sociales usuelles. Abîmé
dans ce que je lis, je vis un état de présence à
moi-même par l’oubli momentané de moi, un instant de
désocialisation où je me resocialise tout différemment.
Je me rends indisponible aux bruits du monde et des autres (porte fermée,
lampe de chevet, édredon) pour être mieux disponible à
ces voix autrement proférées ou modulées. Comme le
dit Barthes, « le plaisir du texte, c’est le moment où
mon corps va suivre ses propres idées, car mon corps n’a
pas les mêmes idées que moi ». Mon corps lisant va
aller là où je ne l’autorise pas (où la société
ne l’autorise pas) à partir suivre des idées de travers
ou de traverse sur une autre scène.
Lire est une activité solitaire, colorée d’auto-érotisme
et de fétichisme (chacun a ses rituels d’appropriation de
ces livres que certains crayonnent ou cochonnent, tandis que d’autres
les recouvrent de papier glacé). Or, cette exclusion de l’autre,
cette apparente régression narcissique sont les voies et moyens
d’un élargissement de la géographie intime, d’une
plus grande liberté par rapport aux contraintes fantasmatiques
ou mentales usuelles. Toute notre façon d’opposer extraversion
et introversion, auto-érotisme et hétéro-érotisme
est là en proie à de constants glissements ou bouleversements.
Voyageant dans le paysage de l’autre, je me trouve. Me cherchant
dans le miroir du livre, je rencontre ce que je ne suis pas et ceux que
je ne serai jamais.
Avec quels résultats ? Il serait naïf de croire que la lecture
puisse avoir, sauf exception, pouvoir d’arrachement ou de déstabilisation
par rapport à mes structures et défenses. Ça me parle,
mais je ne parle pas. Ça me berce, me bouscule ou me chahute. Je
peux rougir comme si le texte devinait mes moins avouables pensées,
comme s’il y avait une seconde vue du texte. Ce qui m’est
chuchoté l’est in petto. Je n’ai à répondre
ni à ma lecture ni de ma lecture. Elle me ménage et je l’aménage.
Elle ne porte guère atteinte à la rigidité de mes
représentations, à la répétitivité
de mes codes. Elle compromet rarement mes défenses névrotiques
ou idéologiques, au mieux les émousse lentement.
« Prends la position la plus confortable : assis, étendu,
pelotonné, couché. Couché sur le dos, sur un côté,
sur le ventre. Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule,
une chaise longue, un pouf. Ou dans un hamac, si tu en as un. Sur ton
lit naturellement, ou dedans » Empresse-toi, ô lecteur, de
suivre les conseils d’Italo Calvino, qui t’incite à
te faire plaisir. Et à mettre à bas l’homme debout
– et tout ce que sa posture représente de moral ou d’idéologique.
L’homme couché, la femme assise sont vite renvoyés
à des images d’immobilité ou de passivité coupable.
Et lire allongé, c’est peut-être aussi retrouver cette
situation où vous installe le divan freudien : tête, cœur,
tripe, sexe, pied mis au même niveau, sans hiérarchie des
lieux du corps.
N’est-ce pas également renouer avec ces temps d’enfance
où on lisait vautré, rencoigné sur une branche d’arbre
ou allongé sur une marche d’escalier ? Le corps lisant aime
les postures d’abandon et d’oubli. Propices à l’anarchie
des idées, à la confusion des émotions ? Le corps
se relâche, se désocialise tandis que le livre nous mène
vers une aventure ou une aventurette de l’esprit. Ce d’autant
plus qu’on consacre à la lecture les moments interstitiels
(trajet, attente, passage de la veille au sommeil, insomnie) ou les temps
de vacance. Ces instants où la pression sociale se relâche,
où les perceptions sont plus fluides. Comme le dit si bien Charlie
Brown, cité par Perec : « I have always been the sort of
person who enjoys reading. When I have nothing else to do, I read. »
Y aurait-il toujours quelque once (ou des poids plus lourds) de culpabilité
dans la lecture ? C’est un plaisir solitaire. Passons. C’est
une passion presque maladive : on attrape – une fois pour toutes
? – le « virus » de la lecture, et on ne s’en
remet pas. C‘est un plaisir souvent lié à une dépense,
un achat qui a parfois été impulsion, défoulement
lié à un titre, l’attrait d’une couverture…
Le livre que vous lisez n’est pas celui que vous devriez lire (quand
au lieu de lire une thèse, je me rue sur un roman policier). La
visite à la bibliothèque ou à la librairie met vite
dans le malaise, avec cette masse accablante des livres que je devrais
lire ou avoir lus – que je suis peu ou prou coupable d’ignorer,
de refuser, de fuir. Malaise ou parfois honte. La lecture a souvent quelque
rapport avec l’humiliation : on est coupable, fautif de ne pas avoir
lu…, d’être un de ces ignorants ou de ces non-initiés
qui n’a pas lu…qui Joyce, qui Heidegger, qui tel romancier
japonais.
À cette culpabilité ondoyante vient se mêler l’érotique
du secret et de la révélation qui est à l’œuvre
dans la lecture, prise dans les va-et-vient entre voir et savoir. Érotique
dont on pressent l’aiguillon quand on lit une des innombrables histoires
d’amour et de mort que ne cesse de produire la littérature
universelle. D’autant qu’elles viennent, surtout si ça
souffre et si ça meurt avec entrain, titiller nos penchants sadiques.
Mais cette érotique est tout aussi active dans la lecture d’un
ouvrage de sciences humaines dont le schéma directeur est toujours
une affaire de quête et d’enquête, dans une économie
du dévoilement progressif. La plupart de nos lectures, même
les plus austères, en passent par ces pôles de l’excitation
polymorphe autour d’un fantasme de révélation avant
d’en arriver à des modes divers de déception. Soit
que le secret entrevu fût de peu d’intérêt. Soit
parce qu’ayant trouvé passionnante l’aventure, on se
trouve déçu de l’avoir terminée et obligé
à ce renoncement qu’implique le mot « fin ».
Lecteur soumis, lecteur libertaire
La doxa d’il y a trente ans opposait, à la suite de Barthes,
textes de plaisir (où je gardais mes repères) et textes
de jouissance (où j’étais supposé les perdre,
me risquer au-delà des miroirs). Ce qui impliquait des attitudes
de lecture bien différentes. Les accomplissements les plus novateurs
de la littérature contemporaine ont plus d’une fois sembler
exiger beaucoup du lecteur. Plus l’écriture s’affirmait
combat avec la forme, refus des codes et des normes, plus elle semblait
attendre du lecteur qu’à son tour il accepte l’effort,
faisant de lui un travailleur qui devait prendre le risque de se voir
mal rémunéré. Si la lecture est activité de
liaison, les écritures d’hier et d’aujourd’hui
ont été parfois loin dans le cisaillement, l’ellipse
et la déliaison. La poésie depuis plus d’un siècle
a défait ses structures, bouleversé ses rythmes, pratiqué
la juxtaposition sauvage d’énoncés, réservant
toute « traduction ». Le roman a souvent dérobé
l’explication, défait les liens de causalité, télescopé
les espaces et les temps. La figuration a pu se faire ascétique
ou problématique. L’existence de textes tout en flux et en
influx, d’abandon à un fonctionnement « trop »
abstrait ou « trop » concret de la langue a mis (surtout dans
les années 70) la question de l’apparemment « illisible
» au cœur de l’invention littéraire. Bref, la
littérature contemporaine a pu mener le lecteur au bord de cette
irritante ou stimulante situation de comprendre sans comprendre. Comme
de ne plus rien comprendre. De lire sans vraiment lier. La mise en question
du sens signifie tout aussitôt mise à mal des conforts de
lecture. À texte trop morcelé, lecteur en morceaux, confronté
à un moment de psychose virtuelle ? Ou invention d’un lecteur
de type nouveau, plus défiant ou plus souverainement libre, plus
aux aguets, plus proche, par ses interrogations mêmes, du «
travail » de l’écrivain ? Et qu’en est-il de
l’ennui, cette forme spécifique de traversée d’une
sorte de mort du désir, par quoi font passer certains des textes
les plus âpres ou les plus hautains ?
Il y a en outre un aspect souvent clanique et tyrannique, façon
salon Verdurin, de la lecture. Pour être des nôtres, tu dois
avoir lu… Derrida ou Deleuze, telle avant-garde ou tel petit-maître,
dans ces zones indécises entre avancée des idées
et phénomènes de mode. Qui n’a pas lu les auteurs
exigés comme mot de passe risque l’exclusion ou la dérision.
La lecture devient signe d’appartenance, valeur d’échange,
code de reconnaissance culturelle. Et il y a des lectures prohibées
: n’allez pas dire à un lacanien que vous lisez Jung, à
un snob branché que Nourissier vous intéresse.
Ce qui rend la lecture une pratique impensable, c’est qu’elle
vient faire osciller ou se désaimanter nos polarisations intellectuelles
fondamentales, celles qui permettent nos repérages les plus élémentaires.
Les oppositions entre moi et l’autre, activité et passivité,
masculin et féminin, singulier et pluriel, ici et ailleurs, passé,
présent et avenir, amour de soi et amour de l’autre, peut-être
même entre le corps et l’esprit, cessent d’être
pertinentes et opératoires le temps de la lecture. J’y suis
et je n’y suis pas, je suis l’autre et ne le suis pas, je
suis dissocié et je suis rassemblé, concentré et
dispersé, ému et froid, passionné et distant, présent
et absent, fermé et ouvert, anarchiste et soumis, phobique et cherchant
le contact… Je et tu, il, nous, vous et on échangent continuellement
leurs places, risquent des postures, des impostures, des identités
d’emprunt. La gamme infinie et fuyante des projections et identifications
me fait être gendarme et voleur, assassin et justicier, moqueur
et moqué, vainqueur et vaincu, proie et prédateur. On ne
peut ébaucher des pensées et remarques sur la lecture qu’au
prix de cet accueil constant de la contradiction et de l’hétérogène.
Tout ce qui structure nos façons de penser nous-mêmes et
le monde y est mis en vertige lorsqu’on cherche à formuler
ce que peut être la lecture.
Et rarement on se sent autant soi-même que lorsqu’on lit.
Alors même que le je s’y trouve ouvert, comme démaillé
par le maillage même de ces mots qui l’envahissent, de ces
histoires qui le mobilisent. Ce passage par des identités fugaces
et contradictoires me fait éprouver ma consistance alors même
qu’elle semble s’effriter, mon unité au moment où
elle semble se disperser.
On ne s’étonnera donc pas que la lecture soit une expérience
libertaire. Cette liberté qui m’est offerte d’entrer
en suivant mes propres voies et accès dans un récit, un
essai, un poème, est comme un bien inaliénable – et
un des piliers de mon identité. C’est pourquoi il peut y
avoir de l’agressivité dans l’air quand il est porté
atteinte aux possibilités, aux rituels personnels, aux moments
de lecture (censure, dérangement, frustration de tout ordre). Le
paisible sujet lisant peut devenir un insurgé – ou un transgresseur,
tel l’enfant lisant avec une lampe de poche sous ses draps tandis
qu’il est censé dormir. Ce d’autant plus que j’attends
toujours d’un livre qu’il me passionne. Et donc que je puisse
vivre cette passion comme il se doit, de manière effrénée,
royale, à en oublier les heures, l’environnement, tout ce
qui me limite.
Pas de liberté sans pouvoir de dire non. Les refus de lire caractérisent
même les meilleurs lecteurs. L’un répugne à
lire de la science-fiction, l’autre les autobiographies ou les policiers.
Bien des professeurs de lettres avouent détester la poésie.
Inappétences qui dessinent des cartographies du goût et leurs
frontières. Inciter à lire, comme veulent le faire de façon
sans doute trop raide et appliquée tant d’enseignants ou
de formateurs, ce peut être intervenir dans cette intimité
psychique ou intellectuelle, elle-même construite à partir
de modèles très divers. Comme le dit encore Roland Barthes,
« la liberté de lecture, de quelque prix que je doive la
payer, c’est aussi la liberté de ne pas lire. Dans la lecture,
le désir ne peut être détaché, quoi qu’il
en coûte aux institutions, de sa propre négativité
pulsionnelle. Dans l’économie de mon désir, il y a
le pouvoir de dire non, de m’opposer, de fécaliser. »
Reste à savoir si cette négativité est affirmation
d’un goût et d’une subjectivité ou si elle est
répétition d’une norme inculquée.
Faire lire ?
Peut-on inciter à lire ? Comment faire lire ? Lancinante question
pour tous ceux – professeurs, bibliothécaires, médiateurs
– qui pensent que les chemins de la liberté, de l’autonomie
intellectuelle, de la citoyenneté démocratique en passent
par la lecture. Il y a tourment et même une sorte de douleur à
constater qu’« ils » ne lisent plus. Notamment ceux
à qui on voudrait transmettre le meilleur de notre expérience,
ceux qui ne bénéficient pas des moyens donnés par
la lecture ni des plaisirs (gratuits, profonds…) qu’elle offre.
Ce qui a été pour beaucoup d’entre nous un Orient
de nos vies est déserté par une bonne part de la jeunesse,
et pas nécessairement la moins éclairée.
Pour qui connaît le bonheur de lire et d’être à
la fois creusé et enrichi par la lecture, pour qui a mission sociale
(et vocation intériorisée) à faire vivre le livre,
le constat est rude, l’échec assez patent. Ceux-la mêmes
qu’on voudrait voir s’affranchir de leurs servitudes, les
rejetés, les mis à l’écart ou en troupeau,
sont exclus ou s’excluent du livre. Et ceux qui mènent et
mèneront le monde lisent souvent à peine plus, lisent de
moins en moins. Impitoyables sont les statistiques concernant la lecture
: les lecteurs sont majoritairement des lectrices, provinciales et âgées.
Le contraire même de la France qui bouge ? Cliché facile,
imagerie fausse. Mais l’idée ou le mythe de le lecture sont
vite pris dans ces images un peu grises et trop tirées du côté
d’un féminin passif, passéiste et suspect de sentimentalisme.
De quoi brouiller la majorité des garçons et pas mal de
filles avec le verbe lire.
Il semblerait pourtant qu’on ait plus de chances de trouver l’esprit
qui dit non chez le lecteur que chez le non-lecteur. Il y a parfois de
l’iconoclaste stricto sensu en un passionné de lecture. «
Ceci tuera cela », disait Hugo en opposant l’imprimé
naissant à l’imagier de la cathédrale médiévale.
Cela – la déferlante quotidienne des images – est-il
en train de tuer ceci ? Les conséquences qu’a et qu’aura
la diminution de la pratique de lecture peuvent modifier considérablement
la vie et les enjeux de la démocratie. La galaxie Gutenberg ne
brillera plus des mêmes feux que par le passé. Tous les désirs,
toutes les attentes que l’on peut avoir concernant la lecture et
la transmission de son appétit en sont d’ores et déjà
marqués. Comme s’il y avait une couleur arrière-gardiste
et fanée dans le fait même de défendre le livre.
Lire est présenté comme un devoir. Un devoir social, intellectuel
(et moral ?) que l’École a pris en charge avec beaucoup de
sérieux, en tout cas dans son discours. Dès l’enfance,
toutes sortes d’incitations s’exercent pour que nous lisions.
Exhortations qui accompagnent élèves et étudiants
tout au long de leur parcours de formation. Or, une fois énoncée
cette nécessité des lectures, l’institution scolaire,
à l’évidence, n‘arrive plus à désigner
quelles sont celles qu’elle est en droit d’imposer et au nom
de quelles valeurs. Hier encore, il y avait une sorte de consensus. Il
fallait, pour se former l’oreille, le goût et l’esprit,
avoir lu Corneille et Racine en vertu de l’excellence de leur langue
comme de la portée esthétique et morale de tels textes.
Aujourd’hui tout enseignant sait combien il est difficile de faire
lire des textes enracinés dans un contexte historique ou social
très éloigné de ceux qui n’en n’ont pas
les clés (Balzac, par exemple). Certaines données du paysage
de l’autre peuvent être illisibles ou irrecevables sans médiations.
Jadis, on a su comment former des lettrés. Aujourd’hui, le
sacré ne sait plus très bien à quels saints s’accrocher.
On arrive mal à voir comment fabriquer des lecteurs. Le choix des
textes d’appui (et peut-être même, dans un avenir proche,
la place même de la littérature) demeure question ouverte
et malaise patent.
Quant aux élèves, ils ont tôt fait de ressentir les
porte-à-faux d’un discours qui teinte son propos humaniste
d’une religiosité vague et mêle maladroitement le lexique
de l’obligation et celui du plaisir. La lecture a à voir
avec les rituels d’initiation et l’’École ne
sait pas comment le signifier. Il est des textes qu’il faut avoir
longuement fréquentés, parce qu’ils ont eu et ont
encore pouvoir de transmission et de référence, parce qu’en
dépit des siècles ils demeurent sources. On les a souvent
sacralisés ou fétichisés à l’excès.
Sartre a admirablement évoqué dans Les Mots comment il a
appris dès son plus jeune âge à devenir un parfait
petit lévite, s’imprégnant des grands textes pour
devenir participant à ce « sacré » susceptible
de lui conférer enfin une identité.
Reste que le nombre des très grands lecteurs diminue (ces lecteurs
acharnés achètent en outre la grande majorité des
livres publiés). De la multiplication proliférante des réseaux
de communication (images, sons…), le livre, ne serait-ce que pour
des questions d’emploi du temps, ne peut pas ne pas faire les frais.
Au « il faut lire » des instances adultes, côté
officiel, répond le « on peut bien se passer de lire »
que suggèrent avec insistance la télévision et la
plupart des média. Contradictions qui nourrissent tant de résistances,
inappétences et autres formes de grèves ouvertes ou larvées
devant l’imprimé. Et qui rendent vite dérisoires les
discours de sacralisation de la lecture.
L’anesthésie du désir de lire ne gagne pas seulement
les bancs de l’école. Elle en vient à concerner, souvent,
les médiateurs eux-mêmes. Danielle Sallenave, dans son roman
La Vie fantôme a conté les amours pâles de la bibliothécaire
et du professeur de lettres ; ce dernier a fait des études de lettres
classiques, a encore la collection Guillaume Budé sur ses rayonnages,
mais, une fois ses diplômes obtenus, ne lit plus guère, a
d’autres envies, besoin de s’ébrouer dans la vie en
laissant les livres rester des divinités tutélaires lointainement
respectées et plus guère visitées. Quant à
l’ignorance de la littérature contemporaine (est-ce uniquement
parce que manqueraient outils d’approche, moyens de repérage
?), elle est souvent abyssale chez ceux mêmes qui font profession
de lettrés. Se sentent-ils, tels leurs élèves, humiliés
ou bloqués ou affolés quand ils pénètrent
dans ces librairies où, déjà à l’âge
étudiant, ils ne mettaient pas tant que cela, les pieds et l’œil
?
Alors, faire lire ? Les enseignants pèchent peut-être souvent
là par excès d’application – et de contradictions.
Ils se sentent trop militants du livre et d’un discours mêlant
morale civique, obligations liées à la réussite scolaire
et thématiques du plaisir. Peut-être devraient-ils se contenter
de s’appuyer, de façon légère et non catéchistique,
sur leur propre passion à lire. Ce dont des moments de lecture
à voix haute peuvent témoigner – de manière
parfois inoubliable.
Raymond Queneau soulignait tous les problèmes posés par
le bilinguisme des Français, montrant comment les fossés
ne cessent de s’agrandir entre langue écrite et langue parlée,
de plus en plus divergentes. On pourrait risquer une analyse semblable
à propos de la lecture. Un gouffre se creuse entre les mots lus
(ressentis par certains comme des étrangers ou comme des voisins
trop bourgeoisement endimanchés pour qu’on puisse les fréquenter)
et les mots dits. Ceux-ci proférés souvent tels des mots
de passe codés, avec des intonations, des rythmes, des familiarités
spécifiques, lancés comme des signaux de reconnaissance,
sembleraient ainsi n’avoir plus grand-chose à voir avec ceux
qui sont sagement ordonnés dans les lignes et les pages des livres.
L’oralité et ses paroles lancées, hachées,
avalées, électrisées, répétées
dans leurs formulations, ont pouvoir d’inclure dans des groupes
; les mots lus, ressentis comme trop individualisés, trop distants,
trop loin des codes pratiqués, paraissent à la fois exclure
et être exclus. Pourtant, ils n’ont pas changé d’identité
: amour ou pain ou liberté dits ou lus restent bien les mêmes
mots. Il y a là un paysage tout en fossés et en passerelles
qu’il faudrait savoir mieux arpenter. Mais le défi est à
l’évidence fort difficile à relever.
Claude BURGELIN |
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