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OEIL
Journées d’Etudes
“La Lecture, une pratique impensable ?”
de nov 2003

N°6

 

Communication de Claude BURGELIN

La lecture, une pratique impensable



« Je ne sais pas s’il faut avoir une doctrine sur la lecture, je ne sais pas si la lecture n’est pas constitutivement un champ pluriel de pratiques dispersées, d’effets irréductibles et si, par conséquent, la lecture de la lecture, la méta-lecture n’est pas en elle-même rien d’autre qu’un éclat d’idées, de craintes, de désirs, de jouissance, d’oppression, dont il convient de parler au coup par coup. »
Un champ pluriel de pratiques dispersées… Il est impossible d’avoir une réflexion sur la lecture qui ne soit pas flottante et hétéroclite, dit en substance Roland Barthes. L’université, prolixe sur l’écriture, habile à en démonter, telle une horlogère, rouages et structures, s’est continûment dérobée devant la lecture. Il entre tant d’effets de variance, de niveau, de rupture, d’entremêlement dans l’acte de lire que son étude résiste à toute organisation intellectuelle. L’université aime l’ordre dans la pensée ; ici seul règne l’ordre de dispersion.
Le fromage de Perec, le bikini de Le Clézio, le cendrier de Calvino
Illustrons le propos avec trois instantanés dérobés à Perec, Le Clézio et Calvino. D’abord un extrait de « Lire : esquisse socio-physiologique », tiré de Penser/classer : « Il y a une bonne dizaine d’années, je dînais avec quelques amis dans un petit restaurant (…) ; à une autre table, dînait un philosophe déjà justement réputé ; il lisait seul, tout en lisant un texte ronéotypé qui était vraisemblablement une thèse. Il lisait entre chaque plat, et souvent même entre chaque bouchée, et nous nous sommes demandé, mes compagnons et moi, comment ça se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage : une bouchée, un concept, une bouchée, un concept… Comment est-ce que ça se mâchait, un concept, comment est-ce que ça s’ingurgitait, comment ça se digérait ? Et comment pouvait-on rendre compte de l’effet de cette double nourriture, comment le décrire, comment le mesurer ? »
Même regard perplexe et rêveur chez Le Clézio sur les discontinuités, continuités et contiguïtés de la lecture : « Vous pouvez lire aussi vautré sur une plage. Vous mettez des lunettes noires, à cause de la réverbération du soleil, et vous vous étendez à plat ventre sur le sable ou les galets. Quand il fait chaud, vous allez jusqu’à la mer et vous vous baignez. Cela vous permet de reprendre le livre en ayant oublié ce que vous venez de lire, ce qui n’est jamais mauvais quand il s’agit de littérature. Le livre est là, comme un objet au milieu de la vie, pas plus lisible ni plus durable que ce qui vous entoure. Une femme en bikini passe devant vous, et vous la regardez. Puis vous retournez vers ce qui est écrit, et c’est comme si, au milieu de l’histoire, il y avait vraiment eu cette femme en bikini qui traversait . »
Et on se souvient des conseils prodigués au futur lecteur de Si par une nuit d’hiver un voyageur. Lire, c’est d’abord constituer un environnement, bâtir son nid, se préparer à y lover son corps, se donner, comme on accorde un violon, les meilleures conditions pour son confort et sa qualité de perception : « Allonge les jambes, pose les pieds sur un coussin, sur deux coussins, sur le bras du canapé, sur les oreilles du fauteuil, sur la table à thé, sur le bureau, le piano, la mappemonde. Mais, d’abord, ôte tes chaussures si tu veux rester les pieds levés ; sinon, remets-les. (…) Règle la lumière de façon à ne pas te fatiguer la vue. Fais le tout de suite, car dès que tu seras plongé dans la lecture, il n’y aura plus moyen de te faire bouger. (…) Essaie de prévoir dès maintenant tout ce qui peut t’éviter d’interrompre ta lecture. Si tu fumes : les cigarettes, le cendrier, à portée de main. »
Lire, est-ce s’abstraire du fauteuil, des pieds levés et de la cigarette ou au contraire le moment où on jouit pleinement de cet abandon aux menus plaisirs du délassement ? Il y a toujours un aspect gentiment schizophrène, en tout cas un tant soit peu dissocié, de la lecture : vous êtes là sans y être. Vous êtes au milieu des autres en train de lire le nouveau roman d’Italo Calvino et vous n’êtes pas là. Avec les autres et loin des autres, préférant la sécession personnelle avec Calvino à leur fréquentation.
Éléments discrets d’une érotologie de la lecture
Je vais proposer un étoilement de remarques, souvent prises au piège de leurs propres contradictions. Je serai amené à sans cesse nier ce que j’affirme et réciproquement au fil de notations approximatives. Manquera à mon propos la dispositio, l’avancée constructive des idées : la situation de lecture vient sans cesse bouleverser le jeu des positions et dispositions internes.
D’abord, cette évidence. La lecture est une activité érotiquement très investie. Ce qui bien sûr contribue à la rendre difficile à cerner, tant il est malaisé d’avoir un rapport distancié à ses propres pratiques ou rituels de lecture. Érotisation méconnue ou refoulée : lire est aussi une sublimation. Toute incitation à lire ou à faire lire vient faire intrusion (habilement ? malencontreusement ?) dans cette économie érotique et archaïque en général jalousement protégée.
Lire semble peut-être une activité passive de pantouflard. C’est aussi une expérience du corps triomphant. On plonge dans un livre, le corps en élation. On s’y enfonce, on s’y précipite… Alors que mon corps est souvent pendant la lecture en régime semi-nocturne, dans un curieux état entre vigilance de la pensée et accueil progressif du sommeil, dans la paix des organes, mon corps imaginaire peut se trouver partir, triomphal, dans Dieu sait quelle conquête, dans toutes les hardiesses du corps et de l’esprit. Parce que mon corps gît presque immobile sous la couette, je peux être pleinement ailleurs, prêt à toutes les motricités ou mobilités. Comme dans le rêve ?
On lit avec sa bouche. Avec ses dents, sa mâchoire, sa langue. Tous ces livres qu’on dévore, avale, engloutit, savoure. Toutes ces histoires auxquelles on a mordu. Le lecteur retrouve avec cette oralité aux connotations souvent archaïques, un rien animales et vaguement cannibales, cette vitalité pulsionnelle forte dont justement, pelotonné dans son fauteuil, il croit s’écarter.
En même temps que s’assouvit cette bouche presque devenue gueule, seul l’œil paraît requérir l’attention, lui qui est le plus froid et le plus distanciant de nos sens, dont l’action sert à désigner les opérations de l’esprit (voir, considérer, observer, etc.). Mais il a beau sembler n’être requis que par la succession noire des lignes, toutes sortes de captures le sollicitent : « Le désir de voir est patent dans la lecture », note André Green. « La couverture, la reliure d’un livre est son habit. (…) Nous entrons dans la librairie " pour jeter un coup d’œil " »… « Qu’est-ce qui nous pousse à lire ? La recherche d’un plaisir par l’introjection visuelle qui satisfait une curiosité. » poursuit-il. Cette curiosité se mêle à « un plaisir pris par/avec le regard ». Green oppose ainsi la « scoptophilie » sensuelle, flirtant avec l’illicite, et l’ « épistémophilie », plus abstraite et intellectualisée. Lire relèverait donc d’un « voyeurisme », alors même que l’écriture « suppose l’absence de représentation ». Mais plus je lis, plus je vois et plus des images se forment en moi. Je vois le texte, je vois dans le texte et le texte me voit, me donne à voir à la fois en lui et en moi. Je suis ainsi un voyeur vu par le texte, un voyeur actif et passif. Le « qu’as-tu à me montrer ? », demandé par le lecteur à l’écrivain, se transforme vite en un « qu’as-tu à montrer de moi ? » Jeux de regards et de dévoilement pris dans une relance à l’infini.
La relation entre activité et passivité dans l’acte de lecture est très difficile à penser. À la fois, je subis, je me soumets à ce que me dicte le texte et j’agis, je construis, mon imaginaire s’empare d’un matériau et le façonne. Le texte m’impose sa lettre, sa loi, sa contrainte. Le narrateur me conduit là où il veut que j’aille et c’est ce que, docile en apparence, je lui demande. En même temps, je m’insurge, je divague, j’omets de lire quelques mots, je rêvasse au lieu de déchiffrer. Je sais avoir le pouvoir de planter là l’histoire contée à tout instant. Cette marquise dont l’auteur m’assure qu’elle sortit à cinq heures, reste celle que modèle tout aussitôt mon fantasme. La lecture paraît me proposer ou m’imposer des postures de soumission, d’accueil, que viennent contredire des conduites virtuelles d’opposition ou d’écart diversement agressives.
« La lecture ne déborde pas la structure ; elle lui est soumise : elle en a besoin, elle la respecte ; mais elle la pervertit. » Du pas de côté à la déviance, du dévoiement à la perversion, innombrables sont les chemins de traverse ou les sentiers obliques qu’emprunte le lecteur, pour quelques pas ou de plus sinueux parcours. Fantaisie, erreur, voire contresens : le lecteur est toujours à quelque degré impertinent. Oscillant d’un niveau de lecture à un autre, s’égarant dans le champ infini des connotations, laissant filer le sens, comme en une hémorragie, ou au contraire le laissant proliférer ou déborder. Ces lectures en léger tangage, en attention flottante, dans la mesure même où elles décollent de ce qu’aurait de trop captant la lettre du texte, ne sont pas nécessairement les moins inspirées. On peut lire en obsessionnel (fétichiste de la lettre et soucieux de ne rien perdre). On peut lire en hystérique (tout au plaisir des connotations et des jeux identitaires). Et passer selon l’humeur et le moment, d’un mode de lecture à un autre.
Roland Barthes, à partir de l’évocation que fait le Narrateur proustien de la « petite pièce sentant l’iris », où il s’enferme pour les occupations qui réclament « une inviolable solitude » (« la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté »), en vient à rapprocher le lecteur du sujet amoureux et du sujet mystique. Chacun d’eux éprouve le besoin du retrait de la réalité, du désinvestissement du monde. Lire, c’est faire sécession, c’est s’abstraire – à peine ou intensément – du monde extérieur pour s’abandonner à la douce tyrannie de l’imaginaire. Alors que l’environnement social m’entoure (lecteur du train ou du métro…), je me libère de ce qu’a de trop intrusif la présence d’autrui, je me réapproprie autrement le monde en cet isolement volontaire.
Roland Barthes ajoute : « Le second trait dont est constituée la lecture désirante – c’est ce que nous dit explicitement l’épisode du cabinet – c’est celui-ci : dans la lecture, tous les émois du corps sont là, mélangés, roulés : la fascination, la vacance, la douleur, la volupté ; la lecture produit un corps bouleversé, mais non morcelé (sans quoi la lecture ne relèverait pas de l’Imaginaire). » Ce serait donc presque une pratique borderline, où le sujet lisant frôlant le refus de réalité, se risquerait aux émotions les plus diverses du corps ou de l’intelligence tout en ne connaissant que le calme, s’abandonnerait à toutes sortes d’excitations psychiques ou mentales sans pourtant les laisser s’exprimer. Dans cette disponibilité silencieuse au texte, ce repli des paupières vers l’intimité et l’intériorité (si souvent illustré par la peinture), le corps est souterrainement présent, intensément mobile. Parce que devient possible un désordre des émotions, une nouvelle intrication des affects ou des pensées, le lecteur se connaît ou se reconnaît, pour quelques minutes ou pour la vie, autre, ouvert à des virtualités de lui-même qu’il sent ainsi dépliées, déroulées, autrement emmêlées. Le temps de la lecture, Madame Bovary, c’est moi, comme Homais, Léon ou Charles sont aussi « moi ». Un « moi » que je mets tout aussitôt à distance, ouvrant ainsi une scène dédoublée à mon imaginaire : j’y suis et je n’y suis pas ; Madame Bovary, ce n’est pas moi. Et la scène s’agrandit encore davantage si, derrière le personnage, se profile l’auteur : Madame Bovary, c’est à la fois Flaubert et moi. Dans quelles superpositions, dans quels jeux de l’imaginaire ?
La lecture vient toucher à l’intime. Paradoxe apparent : ce qui est le plus à distance des autres en est aussi le plus proche. « Ce qui m’est le plus intime, cela qui échappe aux mots est aussi l’intimité même de l’autre » (Georges-Arthur Goldschmidt). Lisant à l’écart, je me protège d’autrui. Mais ce for intérieur qu’on fantasme forteresse close et intimité indicible, le voici ouvert, déplacé ou transpercé par ce que je lis. Je suis infiniment reconnaissant à la littérature de venir mettre des mots, des images, des traductions sur ce que je ne savais pas, ce que je ne pensais pas encore, ce que je ne savais pas encore que je le pensais (et que je peux dorénavant partager avec d’autres ?).
La lecture est ce moment tout à soi où on est tout à l’autre. C’est, d’une certaine façon, une expérience de l’amour de soi, d’un parcours dans sa sauvagerie intime. Ce détour se révèle stratégie pour accueillir ces mots ou ces récits des autres venant me cerner ou me parler autrement que sur les scènes sociales usuelles. Abîmé dans ce que je lis, je vis un état de présence à moi-même par l’oubli momentané de moi, un instant de désocialisation où je me resocialise tout différemment. Je me rends indisponible aux bruits du monde et des autres (porte fermée, lampe de chevet, édredon) pour être mieux disponible à ces voix autrement proférées ou modulées. Comme le dit Barthes, « le plaisir du texte, c’est le moment où mon corps va suivre ses propres idées, car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi ». Mon corps lisant va aller là où je ne l’autorise pas (où la société ne l’autorise pas) à partir suivre des idées de travers ou de traverse sur une autre scène.
Lire est une activité solitaire, colorée d’auto-érotisme et de fétichisme (chacun a ses rituels d’appropriation de ces livres que certains crayonnent ou cochonnent, tandis que d’autres les recouvrent de papier glacé). Or, cette exclusion de l’autre, cette apparente régression narcissique sont les voies et moyens d’un élargissement de la géographie intime, d’une plus grande liberté par rapport aux contraintes fantasmatiques ou mentales usuelles. Toute notre façon d’opposer extraversion et introversion, auto-érotisme et hétéro-érotisme est là en proie à de constants glissements ou bouleversements. Voyageant dans le paysage de l’autre, je me trouve. Me cherchant dans le miroir du livre, je rencontre ce que je ne suis pas et ceux que je ne serai jamais.
Avec quels résultats ? Il serait naïf de croire que la lecture puisse avoir, sauf exception, pouvoir d’arrachement ou de déstabilisation par rapport à mes structures et défenses. Ça me parle, mais je ne parle pas. Ça me berce, me bouscule ou me chahute. Je peux rougir comme si le texte devinait mes moins avouables pensées, comme s’il y avait une seconde vue du texte. Ce qui m’est chuchoté l’est in petto. Je n’ai à répondre ni à ma lecture ni de ma lecture. Elle me ménage et je l’aménage. Elle ne porte guère atteinte à la rigidité de mes représentations, à la répétitivité de mes codes. Elle compromet rarement mes défenses névrotiques ou idéologiques, au mieux les émousse lentement.
« Prends la position la plus confortable : assis, étendu, pelotonné, couché. Couché sur le dos, sur un côté, sur le ventre. Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule, une chaise longue, un pouf. Ou dans un hamac, si tu en as un. Sur ton lit naturellement, ou dedans » Empresse-toi, ô lecteur, de suivre les conseils d’Italo Calvino, qui t’incite à te faire plaisir. Et à mettre à bas l’homme debout – et tout ce que sa posture représente de moral ou d’idéologique. L’homme couché, la femme assise sont vite renvoyés à des images d’immobilité ou de passivité coupable. Et lire allongé, c’est peut-être aussi retrouver cette situation où vous installe le divan freudien : tête, cœur, tripe, sexe, pied mis au même niveau, sans hiérarchie des lieux du corps.
N’est-ce pas également renouer avec ces temps d’enfance où on lisait vautré, rencoigné sur une branche d’arbre ou allongé sur une marche d’escalier ? Le corps lisant aime les postures d’abandon et d’oubli. Propices à l’anarchie des idées, à la confusion des émotions ? Le corps se relâche, se désocialise tandis que le livre nous mène vers une aventure ou une aventurette de l’esprit. Ce d’autant plus qu’on consacre à la lecture les moments interstitiels (trajet, attente, passage de la veille au sommeil, insomnie) ou les temps de vacance. Ces instants où la pression sociale se relâche, où les perceptions sont plus fluides. Comme le dit si bien Charlie Brown, cité par Perec : « I have always been the sort of person who enjoys reading. When I have nothing else to do, I read. »
Y aurait-il toujours quelque once (ou des poids plus lourds) de culpabilité dans la lecture ? C’est un plaisir solitaire. Passons. C’est une passion presque maladive : on attrape – une fois pour toutes ? – le « virus » de la lecture, et on ne s’en remet pas. C‘est un plaisir souvent lié à une dépense, un achat qui a parfois été impulsion, défoulement lié à un titre, l’attrait d’une couverture… Le livre que vous lisez n’est pas celui que vous devriez lire (quand au lieu de lire une thèse, je me rue sur un roman policier). La visite à la bibliothèque ou à la librairie met vite dans le malaise, avec cette masse accablante des livres que je devrais lire ou avoir lus – que je suis peu ou prou coupable d’ignorer, de refuser, de fuir. Malaise ou parfois honte. La lecture a souvent quelque rapport avec l’humiliation : on est coupable, fautif de ne pas avoir lu…, d’être un de ces ignorants ou de ces non-initiés qui n’a pas lu…qui Joyce, qui Heidegger, qui tel romancier japonais.
À cette culpabilité ondoyante vient se mêler l’érotique du secret et de la révélation qui est à l’œuvre dans la lecture, prise dans les va-et-vient entre voir et savoir. Érotique dont on pressent l’aiguillon quand on lit une des innombrables histoires d’amour et de mort que ne cesse de produire la littérature universelle. D’autant qu’elles viennent, surtout si ça souffre et si ça meurt avec entrain, titiller nos penchants sadiques. Mais cette érotique est tout aussi active dans la lecture d’un ouvrage de sciences humaines dont le schéma directeur est toujours une affaire de quête et d’enquête, dans une économie du dévoilement progressif. La plupart de nos lectures, même les plus austères, en passent par ces pôles de l’excitation polymorphe autour d’un fantasme de révélation avant d’en arriver à des modes divers de déception. Soit que le secret entrevu fût de peu d’intérêt. Soit parce qu’ayant trouvé passionnante l’aventure, on se trouve déçu de l’avoir terminée et obligé à ce renoncement qu’implique le mot « fin ».
Lecteur soumis, lecteur libertaire
La doxa d’il y a trente ans opposait, à la suite de Barthes, textes de plaisir (où je gardais mes repères) et textes de jouissance (où j’étais supposé les perdre, me risquer au-delà des miroirs). Ce qui impliquait des attitudes de lecture bien différentes. Les accomplissements les plus novateurs de la littérature contemporaine ont plus d’une fois sembler exiger beaucoup du lecteur. Plus l’écriture s’affirmait combat avec la forme, refus des codes et des normes, plus elle semblait attendre du lecteur qu’à son tour il accepte l’effort, faisant de lui un travailleur qui devait prendre le risque de se voir mal rémunéré. Si la lecture est activité de liaison, les écritures d’hier et d’aujourd’hui ont été parfois loin dans le cisaillement, l’ellipse et la déliaison. La poésie depuis plus d’un siècle a défait ses structures, bouleversé ses rythmes, pratiqué la juxtaposition sauvage d’énoncés, réservant toute « traduction ». Le roman a souvent dérobé l’explication, défait les liens de causalité, télescopé les espaces et les temps. La figuration a pu se faire ascétique ou problématique. L’existence de textes tout en flux et en influx, d’abandon à un fonctionnement « trop » abstrait ou « trop » concret de la langue a mis (surtout dans les années 70) la question de l’apparemment « illisible » au cœur de l’invention littéraire. Bref, la littérature contemporaine a pu mener le lecteur au bord de cette irritante ou stimulante situation de comprendre sans comprendre. Comme de ne plus rien comprendre. De lire sans vraiment lier. La mise en question du sens signifie tout aussitôt mise à mal des conforts de lecture. À texte trop morcelé, lecteur en morceaux, confronté à un moment de psychose virtuelle ? Ou invention d’un lecteur de type nouveau, plus défiant ou plus souverainement libre, plus aux aguets, plus proche, par ses interrogations mêmes, du « travail » de l’écrivain ? Et qu’en est-il de l’ennui, cette forme spécifique de traversée d’une sorte de mort du désir, par quoi font passer certains des textes les plus âpres ou les plus hautains ?
Il y a en outre un aspect souvent clanique et tyrannique, façon salon Verdurin, de la lecture. Pour être des nôtres, tu dois avoir lu… Derrida ou Deleuze, telle avant-garde ou tel petit-maître, dans ces zones indécises entre avancée des idées et phénomènes de mode. Qui n’a pas lu les auteurs exigés comme mot de passe risque l’exclusion ou la dérision. La lecture devient signe d’appartenance, valeur d’échange, code de reconnaissance culturelle. Et il y a des lectures prohibées : n’allez pas dire à un lacanien que vous lisez Jung, à un snob branché que Nourissier vous intéresse.
Ce qui rend la lecture une pratique impensable, c’est qu’elle vient faire osciller ou se désaimanter nos polarisations intellectuelles fondamentales, celles qui permettent nos repérages les plus élémentaires. Les oppositions entre moi et l’autre, activité et passivité, masculin et féminin, singulier et pluriel, ici et ailleurs, passé, présent et avenir, amour de soi et amour de l’autre, peut-être même entre le corps et l’esprit, cessent d’être pertinentes et opératoires le temps de la lecture. J’y suis et je n’y suis pas, je suis l’autre et ne le suis pas, je suis dissocié et je suis rassemblé, concentré et dispersé, ému et froid, passionné et distant, présent et absent, fermé et ouvert, anarchiste et soumis, phobique et cherchant le contact… Je et tu, il, nous, vous et on échangent continuellement leurs places, risquent des postures, des impostures, des identités d’emprunt. La gamme infinie et fuyante des projections et identifications me fait être gendarme et voleur, assassin et justicier, moqueur et moqué, vainqueur et vaincu, proie et prédateur. On ne peut ébaucher des pensées et remarques sur la lecture qu’au prix de cet accueil constant de la contradiction et de l’hétérogène. Tout ce qui structure nos façons de penser nous-mêmes et le monde y est mis en vertige lorsqu’on cherche à formuler ce que peut être la lecture.
Et rarement on se sent autant soi-même que lorsqu’on lit. Alors même que le je s’y trouve ouvert, comme démaillé par le maillage même de ces mots qui l’envahissent, de ces histoires qui le mobilisent. Ce passage par des identités fugaces et contradictoires me fait éprouver ma consistance alors même qu’elle semble s’effriter, mon unité au moment où elle semble se disperser.
On ne s’étonnera donc pas que la lecture soit une expérience libertaire. Cette liberté qui m’est offerte d’entrer en suivant mes propres voies et accès dans un récit, un essai, un poème, est comme un bien inaliénable – et un des piliers de mon identité. C’est pourquoi il peut y avoir de l’agressivité dans l’air quand il est porté atteinte aux possibilités, aux rituels personnels, aux moments de lecture (censure, dérangement, frustration de tout ordre). Le paisible sujet lisant peut devenir un insurgé – ou un transgresseur, tel l’enfant lisant avec une lampe de poche sous ses draps tandis qu’il est censé dormir. Ce d’autant plus que j’attends toujours d’un livre qu’il me passionne. Et donc que je puisse vivre cette passion comme il se doit, de manière effrénée, royale, à en oublier les heures, l’environnement, tout ce qui me limite.
Pas de liberté sans pouvoir de dire non. Les refus de lire caractérisent même les meilleurs lecteurs. L’un répugne à lire de la science-fiction, l’autre les autobiographies ou les policiers. Bien des professeurs de lettres avouent détester la poésie. Inappétences qui dessinent des cartographies du goût et leurs frontières. Inciter à lire, comme veulent le faire de façon sans doute trop raide et appliquée tant d’enseignants ou de formateurs, ce peut être intervenir dans cette intimité psychique ou intellectuelle, elle-même construite à partir de modèles très divers. Comme le dit encore Roland Barthes, « la liberté de lecture, de quelque prix que je doive la payer, c’est aussi la liberté de ne pas lire. Dans la lecture, le désir ne peut être détaché, quoi qu’il en coûte aux institutions, de sa propre négativité pulsionnelle. Dans l’économie de mon désir, il y a le pouvoir de dire non, de m’opposer, de fécaliser. » Reste à savoir si cette négativité est affirmation d’un goût et d’une subjectivité ou si elle est répétition d’une norme inculquée.
Faire lire ?
Peut-on inciter à lire ? Comment faire lire ? Lancinante question pour tous ceux – professeurs, bibliothécaires, médiateurs – qui pensent que les chemins de la liberté, de l’autonomie intellectuelle, de la citoyenneté démocratique en passent par la lecture. Il y a tourment et même une sorte de douleur à constater qu’« ils » ne lisent plus. Notamment ceux à qui on voudrait transmettre le meilleur de notre expérience, ceux qui ne bénéficient pas des moyens donnés par la lecture ni des plaisirs (gratuits, profonds…) qu’elle offre. Ce qui a été pour beaucoup d’entre nous un Orient de nos vies est déserté par une bonne part de la jeunesse, et pas nécessairement la moins éclairée.
Pour qui connaît le bonheur de lire et d’être à la fois creusé et enrichi par la lecture, pour qui a mission sociale (et vocation intériorisée) à faire vivre le livre, le constat est rude, l’échec assez patent. Ceux-la mêmes qu’on voudrait voir s’affranchir de leurs servitudes, les rejetés, les mis à l’écart ou en troupeau, sont exclus ou s’excluent du livre. Et ceux qui mènent et mèneront le monde lisent souvent à peine plus, lisent de moins en moins. Impitoyables sont les statistiques concernant la lecture : les lecteurs sont majoritairement des lectrices, provinciales et âgées. Le contraire même de la France qui bouge ? Cliché facile, imagerie fausse. Mais l’idée ou le mythe de le lecture sont vite pris dans ces images un peu grises et trop tirées du côté d’un féminin passif, passéiste et suspect de sentimentalisme. De quoi brouiller la majorité des garçons et pas mal de filles avec le verbe lire.
Il semblerait pourtant qu’on ait plus de chances de trouver l’esprit qui dit non chez le lecteur que chez le non-lecteur. Il y a parfois de l’iconoclaste stricto sensu en un passionné de lecture. « Ceci tuera cela », disait Hugo en opposant l’imprimé naissant à l’imagier de la cathédrale médiévale. Cela – la déferlante quotidienne des images – est-il en train de tuer ceci ? Les conséquences qu’a et qu’aura la diminution de la pratique de lecture peuvent modifier considérablement la vie et les enjeux de la démocratie. La galaxie Gutenberg ne brillera plus des mêmes feux que par le passé. Tous les désirs, toutes les attentes que l’on peut avoir concernant la lecture et la transmission de son appétit en sont d’ores et déjà marqués. Comme s’il y avait une couleur arrière-gardiste et fanée dans le fait même de défendre le livre.
Lire est présenté comme un devoir. Un devoir social, intellectuel (et moral ?) que l’École a pris en charge avec beaucoup de sérieux, en tout cas dans son discours. Dès l’enfance, toutes sortes d’incitations s’exercent pour que nous lisions. Exhortations qui accompagnent élèves et étudiants tout au long de leur parcours de formation. Or, une fois énoncée cette nécessité des lectures, l’institution scolaire, à l’évidence, n‘arrive plus à désigner quelles sont celles qu’elle est en droit d’imposer et au nom de quelles valeurs. Hier encore, il y avait une sorte de consensus. Il fallait, pour se former l’oreille, le goût et l’esprit, avoir lu Corneille et Racine en vertu de l’excellence de leur langue comme de la portée esthétique et morale de tels textes. Aujourd’hui tout enseignant sait combien il est difficile de faire lire des textes enracinés dans un contexte historique ou social très éloigné de ceux qui n’en n’ont pas les clés (Balzac, par exemple). Certaines données du paysage de l’autre peuvent être illisibles ou irrecevables sans médiations. Jadis, on a su comment former des lettrés. Aujourd’hui, le sacré ne sait plus très bien à quels saints s’accrocher. On arrive mal à voir comment fabriquer des lecteurs. Le choix des textes d’appui (et peut-être même, dans un avenir proche, la place même de la littérature) demeure question ouverte et malaise patent.
Quant aux élèves, ils ont tôt fait de ressentir les porte-à-faux d’un discours qui teinte son propos humaniste d’une religiosité vague et mêle maladroitement le lexique de l’obligation et celui du plaisir. La lecture a à voir avec les rituels d’initiation et l’’École ne sait pas comment le signifier. Il est des textes qu’il faut avoir longuement fréquentés, parce qu’ils ont eu et ont encore pouvoir de transmission et de référence, parce qu’en dépit des siècles ils demeurent sources. On les a souvent sacralisés ou fétichisés à l’excès. Sartre a admirablement évoqué dans Les Mots comment il a appris dès son plus jeune âge à devenir un parfait petit lévite, s’imprégnant des grands textes pour devenir participant à ce « sacré » susceptible de lui conférer enfin une identité.
Reste que le nombre des très grands lecteurs diminue (ces lecteurs acharnés achètent en outre la grande majorité des livres publiés). De la multiplication proliférante des réseaux de communication (images, sons…), le livre, ne serait-ce que pour des questions d’emploi du temps, ne peut pas ne pas faire les frais. Au « il faut lire » des instances adultes, côté officiel, répond le « on peut bien se passer de lire » que suggèrent avec insistance la télévision et la plupart des média. Contradictions qui nourrissent tant de résistances, inappétences et autres formes de grèves ouvertes ou larvées devant l’imprimé. Et qui rendent vite dérisoires les discours de sacralisation de la lecture.
L’anesthésie du désir de lire ne gagne pas seulement les bancs de l’école. Elle en vient à concerner, souvent, les médiateurs eux-mêmes. Danielle Sallenave, dans son roman La Vie fantôme a conté les amours pâles de la bibliothécaire et du professeur de lettres ; ce dernier a fait des études de lettres classiques, a encore la collection Guillaume Budé sur ses rayonnages, mais, une fois ses diplômes obtenus, ne lit plus guère, a d’autres envies, besoin de s’ébrouer dans la vie en laissant les livres rester des divinités tutélaires lointainement respectées et plus guère visitées. Quant à l’ignorance de la littérature contemporaine (est-ce uniquement parce que manqueraient outils d’approche, moyens de repérage ?), elle est souvent abyssale chez ceux mêmes qui font profession de lettrés. Se sentent-ils, tels leurs élèves, humiliés ou bloqués ou affolés quand ils pénètrent dans ces librairies où, déjà à l’âge étudiant, ils ne mettaient pas tant que cela, les pieds et l’œil ?
Alors, faire lire ? Les enseignants pèchent peut-être souvent là par excès d’application – et de contradictions. Ils se sentent trop militants du livre et d’un discours mêlant morale civique, obligations liées à la réussite scolaire et thématiques du plaisir. Peut-être devraient-ils se contenter de s’appuyer, de façon légère et non catéchistique, sur leur propre passion à lire. Ce dont des moments de lecture à voix haute peuvent témoigner – de manière parfois inoubliable.
Raymond Queneau soulignait tous les problèmes posés par le bilinguisme des Français, montrant comment les fossés ne cessent de s’agrandir entre langue écrite et langue parlée, de plus en plus divergentes. On pourrait risquer une analyse semblable à propos de la lecture. Un gouffre se creuse entre les mots lus (ressentis par certains comme des étrangers ou comme des voisins trop bourgeoisement endimanchés pour qu’on puisse les fréquenter) et les mots dits. Ceux-ci proférés souvent tels des mots de passe codés, avec des intonations, des rythmes, des familiarités spécifiques, lancés comme des signaux de reconnaissance, sembleraient ainsi n’avoir plus grand-chose à voir avec ceux qui sont sagement ordonnés dans les lignes et les pages des livres. L’oralité et ses paroles lancées, hachées, avalées, électrisées, répétées dans leurs formulations, ont pouvoir d’inclure dans des groupes ; les mots lus, ressentis comme trop individualisés, trop distants, trop loin des codes pratiqués, paraissent à la fois exclure et être exclus. Pourtant, ils n’ont pas changé d’identité : amour ou pain ou liberté dits ou lus restent bien les mêmes mots. Il y a là un paysage tout en fossés et en passerelles qu’il faudrait savoir mieux arpenter. Mais le défi est à l’évidence fort difficile à relever.

Claude BURGELIN

 
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